lundi 12 novembre 2007

Episode 2. Une femme

De puissants courants de compassion animèrent l’Italie à l’arrivée de ces réfugiés anonymes. De l’autre coté des Alpes, on accueillaient au même moment les bien mal nommés "boat people" dans une cohue médiatique qui n’avait d’égale que la réelle empathie du public à l’égard de leur parcours d’errance. Takla, ses frères, sa soeur et ses parents franchirent pas à pas tous les obstacles d’une intégration hasardeuse en ce qu’elle n’avait pas ce côté organisé des migrations économiques des années 60. Et c’est désormais une famille intégrée, travailleuse, soudée, qui vivait calmement dans une banlieue calme et sereine de Rome. Tilahun avait même réussi la prouesse de se faire oublier des quelques adhérents locaux de la très extrême ligue du nord depuis qu’il avait embauché trois italiens dans sa petite société et qu’il cotisait à la caisse locale des commerçants. Lui et sa femme s’enorgueuillaient en silence d’avoir sauvé leur famille du naufrage politico-religieux de leur ethnie et de la déliquescence du clan. Ils scrutaient leur passé d’un regard d’exil, consolés chaque jour de la fidélité des clients de leur café devenu célèbre. Ils communiaient avec chacun d’entre eux, partageant la passion des tanins, des couleurs et senteurs des cafés des hauts plateaux d’Ethiopie. Comme un rituel, Tilahun chaque jour, à une heure bien précise, arrêtait le bruit sourd du roulis des grains dans l’appareil de torréfaction. Il se retournait vers la salle avec l’assurance de croiser le regard complice d’un d’entre les habitués venus, sans hasard, humer les effluves dégagées des graines brûlées et goûter le nectar d’un voyage olfactif. Puis il regardait sa femme. Ils se souriaient amoureusement. Tous deux étaient en paix.

Et c’est ce long périple que Takla dissimulait. Non qu’elle l’ait occulté. Elle entretenait un mutisme discret. A chaque fois qu’elle avait été contrainte d’en faire le récit, elle avait ressenti une douleur identique à celle éprouvée quand un de ses petits amis l’avait une nuit trahie en lisant quelques pages de son carnet intime. Ce long périple, elle l’aimait pour les flots de souvenirs et d’amour qui régulièrement la submergeaient même ternis des cauchemars de bombardements, de fusillades et des douleurs qui, au fil des ans, doucement s’estompaient.

Il y a vingt et un an déjà qu’elle était arrivée.

Les regards portés sur elle ne lui pèsent guère plus. Et pourtant, elle attire naturellement les esprits attentifs à sa beauté ultime. La perfection de son corps, la douceur de ses courbes mises en valeur sous des habits minutieusement choisis, lui valent chaque jour une moisson de sourires d’inconnus, tendres et complices. Le temps adolescent du rejet de son corps est échu et c’est fière désormais qu’elle accepte l’africanité de ses seins, de ses fesses, comme sa grande taille symbole chez les danakils de la richesse d’une mariage, de la fierté d’un époux.

Aux dires envieux et certqinement jaloux de ses amies, Takla a un don dans le choix des couleurs, des formes, et c’est plus qu’une élégance ethnique qu’elle véhicule. Dessous féminins invariablement assortis, choisis avec délicatesse, pour l’amour de celui qui n’est pas, fluidité des étoffes, alternances des styles, mélanges de tendances et équilibre des accessoires, elle se dessine chaque jour en une œuvre émouvante. Ses longs cheveux raides toujours sertis dans un écrin de couleurs chaudes et riches. Goûter en plus les nuances de son esprit c’est chuter en émoi. Fondre dans son regard bleu c’est s’aventurer dans un espace de frissons électriques. Elle conjugue à elle seule les merveilles abyssines, les trésors afars, les alliages de pierres et de métaux, que seuls ceux qui ont foulé cette terre lointaine peuvent grossièrement appréhender, mais jamais complètement saisir.
Takla n’est pas qu’une créature du désert, solitaire ingénue aux élans sauvages. Elle s’est mue paradoxalement en une perle de socialité, armée des réflexes d’occident et consciente de la nécessité parfois des jeux relationnels. Si ce monde devait la fait souffrir et bien elle aurait l’intelligence de ne lui rendre qu’amour, et compassion. Elle avait choisi le bon sens et le réalisme pour peindre sa vie d’un fatalisme protecteur.

Une part d’elle-même a sombré sous les flots de la gravité de son enfance, enfouie au plus profond des traumatismes de son secret. L’insouciance, la liberté, l’être adulte déculpabilisé d’une enfance insoumise, teintée des révolutions juvéniles, sont restés accrochés aux longues épines des chardons bleus des sentiers de sa fuite. Adulte avant l’âge, le sort a tranché.

La vie, sa vie l’avait contraint à une maturité accélérée, faisant mûrir son esprit alors que son corps demeurait en phase avec le temps.

Mais, la part d’elle-même qui survit la fait souffrir. Appliquée, sérieuse, fidèle, logique et réfléchie, c’est au fond de ce creuset que se cristallisent ses souffrances, ses faiblesses. La part de l’autre dans ses aventures amoureuses a le goût amer de la part de raison. Malgré les quelques efforts entrepris pour garnir son jardin secret de folies secrètes, elle se heurte invariablement au poids de sa culpabilité, rattrapée par l’inertie de ses choix passés.
Toute cartésienne qu’elle est, elle ne parvient pas à résoudre l’équation de la quadrature du cercle, ou comment rassembler des sentiments si ambivalents dans un espace de vie reposé, défini, rassurant. Etait-ce à ce point difficile d’être une femme, avant même d’envisager d’être une épouse et une mère ? Comment conjuguer tout cela avec une profession vagabonde, une nature voyageuse, le sentiment ancré d’être perpétuellement nomade ? Comment décliner la sagesse de l’âme dans un monde ou il est si dur de renoncer à avoir, dans un monde qui n’offre qu’incertitudes pour faire vivre son être. Elle avait bien cherché des réponses en passant ses doutes au tamis du yoga, du bouddhisme, d’expériences diverses d’automédication philosophique sans qu’aucune clarté n’en soit apparue d’évidence.

Et pour accroître la dualité de son être, l’histoire de Takla lui avait valu d’avoir deux prénoms. Takla, comme une coulée de lave d’un volcan de la corne de l’Afrique et Carla, armure patronymique contre les ségrégations scolaires et instrument antirejet de la greffe de sa vie au monde occidental.

Cet après midi ensoleillé de décembre, dans un froid glacial, Takla arpente d’un pas nonchalant les ruelles du quartier de Trastevere. Ce n’est que par réflexe qu’elle évite les multiples pièges d’une chaussée encombrée. Ses pensées n’expriment que le nécessaire pour survivre et son regard, hagard, fixe l’horizon de ses errances.
« Ce qui ne tue pas rend plus fort » dit le proverbe. Takla ne peut s’empêcher de décortiquer cette phrase au fil de ses pas, rythmés du choc de ses talons sur les pavés de la chaussée. C’est seulement dans une rhétorique de répétition qu’elle trouve un confort opportun et un calme apparent. Elle aspire longuement une bouffée de fumée d’une cigarette légère.
Son Ipod sur les oreilles, des sanglots lourds et profonds viennent s’échouer sur ses joues dorées, perdue...

A suivre…