dimanche 23 septembre 2007

Episode 1. Errances










Peu de personnes autour d’elle connaissent le secret qui anime, depuis les profondeurs de son adolescence, l’existence de Takla. Arrivée à Rome, à l’age de 14 ans, elle a maquillé les années précédentes de pâles couleurs d’un classique parcours migratoire, vers le nord, l’Italie. Et depuis, elle répète ce scénario à qui veut bien l’entendre. Takla ne supporte pas l’idée que d’aucun pourrait puiser au fond de la réalité de son enfance meurtrie des qualités qu’elle pense fièrement s’être forgées seule. Les rares inscrits au registre des intimes de son cœur, ont eu droit aux précieuses confidences.

Depuis des décennies, l’Ethiopie et l’Italie ont entretenu des relations étranges à l’instar finalement de presque tous ces pays qui ont tenté l’aventure africaine et qui en sont rentré dans le fracas des bottes plus que sur la pointe des pieds. Le premier l’a vu naître, le second lui a donné le réconfort d’une identité administrative. La nationalité sentimentale de Takla se détermine un peu comme un jeu d’osselets. Ethiopie, Erythrée et Italie, chaque jour, se bataillent l’équilibre précaire de son tempérament, au gré de ses humeurs, de ses chagrins, de ses jouissances, de ses amours.

Et pourtant l’histoire est tristement simple. Combien sont ceux qui, accrochés à l’espoir fragile d’une vie meilleure, ont porté leurs regards vers le nord et suivi le fil d’Ariane de l’émigration ? Fuir les combats quand ce n’est la pauvreté.

1978. Entre autres hostilités sur la planète qui n’est bleue que pour ceux qui la contemplent de loin, l’Ethiopie et l’Erythrée se déchirent. L’Afrique brûle, terrain de jeu d’une guerre froide exportée, déchirée par ces conflits aux sources complexes et profondes, mais finalement d’un conventionnel désopilant.

Takla n’a pas fêté ses 7 ans mais elle les a bel et bien. Elle est née l’année qui suivit l’entrée en lutte des forces du FPLE. Avec ses parents Tilahun et Helina, ses frères Abebaw et Ephrem et sa sœur Kimiya, elle s’en est allée cette année passer les mois chauds dans l'oasis d'Aoussa. Tilahun, aime plus que tout cet endroit du pays Afar. Lui le lettré, le sage refait vivre les contes et histoires familiales dans les volutes de fumées envolées du feu de camp, jusqu’à ce que l’un après l’autre ses enfants ferment les paupières, emportés dans les douceurs narrées d’un temps qui fût. Lacs salés, forteresses de sultans, eaux turquoises, écumes salines des oasis, histoires de voisinages tribaux dans les maisons bleues du petit village d’Assaïta, transhumances séculaires sur les pistes ou bien sur les flancs des montagnes djiboutiennes en quête de pâtures, et autres grimoires, animent cette tradition orale qui perpétue le clan, l’appartenance, l’aspiration au bonheur, ici et maintenant.

Les envolées lyriques un soir s’éteignirent. La prosodie musicale douce et rassurante avec laquelle les contes sortaient de l’imagination de Tilahun fut désormais terne et sans passion. Tilahun et son épouse, lassés par des d’années de peur, s’échangèrent leurs angoisses pas des regards furtifs. Ils se comprirent et s’accordent en silence sur la destinée familiale. Les dernières compromissions du futur qu’ils offrent à leurs enfants avaient laissé place à la certitude d’un rêve ici impossible. Seul d’un ailleurs viendra le salut. Ou bien la mort.

Dés le retour des premières douceurs anticycloniques, ils rassemblèrent leur courage, distillé d’un amour sans ombrage, et partirent pour un chapelet d’étapes qui devait durer 6 années. Six longues années saignées de camps de réfugiés, d’habitats précaires, de toukouls, de bâches du HCR, de mules, de camions providentiels, de résignation souriante, de larmes. Mais l’amour d’une famille. A lui seul, il agissait comme remède des petits bobos de l’âme, comme régénérateur des forces, utiles à tous pour continuer cette dynamique insensée.

Un exode, lui, ne se conte pas au soir des veillées. Mais Tilahun continuait inlassablement, au coucher du soleil, à dérouler les rouleaux sacrés de son esprits, écouté attentivement par sa progéniture. Il s’appliquait à distiller à la perfection les couleurs du temps jadis, car elles seules étaient dépositaires de son futur et pouvaient lui donner encore l’énergie de la survie.
Les errances furent sans fin aux frontières de l’Erythrée, du Soudan. Rares étaient les étapes ou ils bénéficiaient encore du légendaire accueil que l’on réserve aux nomades, hospitalité gravée dans les Textes Saints. Le long de ces corridors géologiques devenus chemins de fuite, les habitants sédentaires faisaient désormais la différences entre les nomades et ceux qu’en Danakil on appelle les obstinés, ceux qui ne s’en remettent pas à la volonté de Dieu. De mois de marche en taxis brousse providentiels, vinrent les rivages méditerranéens de l’Egypte et de la Libye, et le dernier maillon maritime celui là qui les séparait du havre tant espéré.

Les dernières économies familiales, constituées de vieux billets jaunis par le sable, permirent l’achat d’une frêle embarcation multicolore en bois dont la voile ressemblait à un patchwork de mille pièces aux couleurs passées à l’épreuve du temps, du sel et du soleil. La coque avait été rafistolée de planches échouées sur les plages, fixées au moyen de vieux clous rouillés de charpenterie de marine.
Le navire de la flotte italienne qui, des flots agités des hauts fonds de Lampedusa, sauva leur coquille de noix arriva lui à bon port, à quelques encablures des canaux de Venise. Les âmes des rescapés s’étaient elles bien échouées sur les rives de la mer adriatique.

A suivre…